6 avril 2024
J’ai eu le plaisir, sur le dernier congrès AMWC à Monaco, l’un des plus gros congrès d’esthétique au monde, d’assister à une conférence du philosophe Raphaël Enthoven sur la tyrannie des apparences, LOL. Un thème carrément rentre-dedans vu l’auditoire. Du coup, je me suis dit que vous seriez peut-être intéressés de savoir ce qu’il s’est dit durant cet échange étonnant. Voici quelques morceaux choisis, restitués tels quels de ne pas dénaturer la pensée du penseur. La réaction des chirurgiens dans la salle ? Certains buvaient ses paroles, d’autres ont cherché la contradiction. Mais tous ont quitté l’amphi avec, je crois, le sentiment d’avoir vécu un instant unique, différent, enrichissant et la plupart en redemande. La médecine est dans la technique, peu dans la pensée. Mais ce jour-là, la greffe avait sacrément bien pris !
La question était : « Entre réseaux sociaux et dictature du paraître, sommes-nous devenus décadents ? », sujet auquel le philosophe a répondu en quatre points.
Le narcissisme
« La dictature des apparences, autrement dit le sacrifice de sa propre personne sur l’autel de l’image de soi, n’est pas un sujet récent. Le premier à s’être sacrifié, c’est Narcisse. Quand ce dernier contemple son visage dans l’eau, il ne comprend pas que ce visage est le sien. Il voit un visage immuable et c’est de dernier dont il tombe amoureux. Il ne tombe pas amoureux de lui-même mais de la personne qu’il a sous les yeux et qui ne vieillit pas. On a voulu faire du mythe de Narcisse une critique de l’altérité, comme s’il n’y avait pas d’autre que lui-même. Le mythe de Narcisse est en réalité une critique de l’altération, soit le fait de changer, d’être pris dans le temps. Ainsi l’ennemi de Narcisse n’est pas l’autre mais le temps.
Qui est Narcisse dans la vie courante ? Par exemple, une actrice qui, à force d’interventions esthétiques, s’abîme le visage pour maintenir dans les journaux l’illusion de sa jeunesse perdue. On est Narcisse chaque fois que l’on se regarde agir.
En fait, Narcisse ne s’aime pas. Il se déteste. Au moment de choisir entre lui-même ou son reflet, il donne la préférence à son reflet. Mais ce n’est pas s’aimer que de préférer son image à soi-même. Le narcissisme n’est pas un amour de soi mais un amour propre. L’amour de soi, c’est la plénitude qui fait l’économie du reste du monde. Quand on a pour soi toute la bienveillance qu’il faut avoir, nous n’avons pas besoin du monde extérieur. L’amour propre, en revanche, est un égoïsme. Il ne s’intéresse pas aux autres mais ne peut vivre sans eux.
En fin de compte, Narcisse nie le fait qu’il est temporel. Mais nous sommes tous traversés par le temps et de ce constat désolant naît la nostalgie de l’éternité. Le narcissisme est une tentative de conjurer le temps qui passe qui s’appuie sur le regard des autres. On demande à autrui de faire de nous des choses immuables. Ainsi refaire son visage est une quête d’éternité, un fantasme de fixation temporelle. L’ennemi, c’est le temps. On a décidé de le vaincre, pour ne pas mourir, pour s’éterniser ». Raphaël Enthoven.
Le syndrome de Barbie
« La chirurgie esthétique a pour objectif d’embellir mais elle débouche sur un processus sans fin. Nous n’en n’avons jamais fini avec l’embellissement. C’est le syndrome de Barbie. Mais pouvons-nous seulement nous transformer en Barbie ? Et pourquoi le désirons-nous tant ? Barbie n’a pourtant pas de corps. Elle est désincarnée, abstraite. C’est un rêve de plastique. Elle est figée, immuable, transparente, inaltérable. Une pure forme qui na pas de forme. Une physique métaphysique. La poupée est d’une étoffe qu’aucune chair ne peut imiter. Elle est hors d’atteinte et vouloir lui ressembler, c’est se mettre dans la position d’Icare qui veut toucher le soleil ». R.E
La chirurgie esthétique à vocation réparatrice
« Avec la chirurgie réparatrice, le métier de chirurgien esthétique sort du superflu pour tutoyer ce qu’il y a de plus essentiel en nous. Il s’agit de conjurer la trace d’un héritage pour donner au patient l’avenir qu’il n’espérait plus. Changer son apparence n’est donc pas toujours se coucher devant l’idole du paraître. C’est prendre aussi sa vie en mains et lui donner les contours qu’ils conviennent ; se donner un avenir qui était compromis par une difformité ou un espace qui évoque en nous une difformité névrotique. Dans ce sens, la chirurgie esthétique est le meilleur allié du temps. C’est naître une seconde fois. Si vous avez envie de vous faire refaire le nez, alors il est important de mener à bien votre projet. Parce que l’identité sociale, soit l’image que l’on renvoie de nous, est beaucoup plus stable que l’identité profonde. Ce que nous montrons aux autres est essentiel même si nous faisons tous profession de le mépriser. Nous avons tous un moi social, c’est certain. Mais avons-nous tous un moi profond ? C’est moins sûr. Prendre soin du premier, ce n’est pas forcément superficiel mais s’attacher à la seule chose à peu près stable dans nos existences ». R.E
Réseaux sociaux et décadence
« Quantité de paradoxes sont rattachés à la question des réseaux mais le plus frappant, c’est l’originalité qu’il faut déployer sans cesse pour exister et qui culmine dans la quête du suffrage. On revendique son originalité et dans le même temps on mendie le suffrage d’autrui. Le réseau social est une célébration de la singularité qui culmine dans le souci de plaire à un maximum de gens.
Est-ce-là un signe de décadence ? Le paraître a t-il pris le pas sur l’être ? L’identité reflétée par l’autre devient le ressort prédominant de son identité d’apparat. De nos jours, l’estime de soi est essentiellement validée par le regard de l’autre et donc par l’estime que l’autre nous porte. Mais ce n’est pas nouveau. Le sentiment de la décadence, de la substitution du paraître à l’être est vieux comme l’humanité. Toutes les époques ont considérées que c’était mieux avant. Nous ne sommes pas devenus décadents, nous l’avons toujours été ». R.E
Le philosophe Raphaël Enthoven
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